Biennale de Venise : LITTLE REVIEW de Sharon Lockhart
- Posted by Gunia Nowik
- On 24 novembre 2017
- Biennale de Venise
La 57ème Biennale de Venise ferme ses portes le 26 novembre prochain. Il ne reste donc plus beaucoup de temps pour visiter les Giardini, l’Arsenale et les autres pavillons nationaux éparpillés au gré des canaux de la Sérénissime. Et il y en a au total presque quatre-vingt-dix. Pour mémoire – le Lion d’or 2017 a été attribué dans le cadre du Pavillon Allemand à Anne Imhof qui y présente une performance charnelle, extraordinairement intensive et inquiétante où l’artiste dévoile la mécanique des relations entre pouvoir et soumission. Quant à l’exposition principale « Viva Arte Viva », conçue par Christine Macel, commissaire d’expositions au Centre Pompidou, elle appréhende l’art en tant que valeur en soi, comme le lieu des espoirs, des utopies, où l’individu peut s’accomplir et la créativité advenir.
C’est le Pavillon Polonais qui attire toutefois aujourd’hui notre attention. Il accueille cette année – ce qui n’est pas très courant dans l’histoire de ce pavillon – une artiste étrangère pour représenter le pays. En 2011, la Pologne avait choisi l’israélienne Yael Bartana, six ans plus tard vient le tour de l’américaine Sharon Lockhart. Alors que les velléités nationalistes croissent un peu partout autour de nous, le choix polonais était surprenant, loin d’être évident. Il a suscité localement une vague de discussions sur la nécessité ou non de revoir la procédure des candidatures permettant de représenter le pays dans le cadre de la Biennale, sur l’efficacité ou non offerte par cette tribune pour promouvoir des artistes nationaux, sur le bien fondé ou non de choisir une artiste reconnue internationalement, dont la présence à Venise, a-t-on pu lire, allait surtout faire le jeu de ses puissants galeristes. Une vague de crispations et de fantasmes en tout genre d’autant plus animée si l’on prend en compte le fait que la Pologne se trouve parmi les nations privilégiées qui disposent d’un pavillon sur le terrain des Giardini. Mais ce n’est pas Lockhart seule qui représente la Pologne pour cette édition. Selon ses propres mots, elle la représente en commun avec trente « jeunes femmes » polonaises. Dans cette entreprise, elle a été accompagnée par la commissaire de l’exposition, Barbara Piwowarska, sous le patronage de la Galerie Nationale d’Art Zachęta.
Mały Przegląd (The Little Review) est un projet au long cours réalisé donc par Lockhart avec un groupe de jeunes filles – des adolescentes entre 13 et 18 ans résidentes du Foyer Sociothérapeutique pour la Jeunesse à Zielonka (plutôt à l’internat situé à Rudzienko). L’artiste et les adolescentes collaborent ensemble depuis 2014. Le projet trouve son inspiration dans l’œuvre et la pratique de Janusz Korczak (1878-1942), un pédagogue progressiste, médecin de formation, écrivain engagé, et propagateur du droit des enfants. Le titre Mały Przegląd tire sa source de la gazette des enfants et de la jeunesse, rédigée par Korczak, qui a paru durant les années 1926-1939 dans le supplément du vendredi du quotidien juif Nasz Przegląd (Notre Revue). De manière analogique à celui de Korczak, l’objectif de l’artiste américaine vise à créer un forum pour donner la parole aux mineurs – à la fois ceux du passé et ceux du présent.
Lockhart a connu les pupilles du foyer sociothérapeutique par le biais de Milena, une petite fille que l’artiste a rencontrée à Łódź en 2009, à la suite d’une invitation d’ Adam Budak pour participer au Festival des Quatre Cultures. Au fil des ans, l’artiste et Milena, aujourd’hui majeure, ont continué à entretenir des relations d’amitié. Alors qu’elle était encore mineure, Milena a été placée en raison des difficultés familiales au foyer de Rudzienko. C’est de cette manière que Lockhart a fait la connaissance des petites camarades de sa protégée. Ces nouvelles rencontres ont donné lieu au film Rudzienko (2016) – un témoignage à fleur de peau, fait de bruissements d’arbres et de murmures de jeunes filles, du passage de l’enfance à l’âge adulte, et de la confrontation des adolescentes à la réalité. Le tout enregistré ainsi que le pratique l’artiste, avec une caméra immobile, un cadre fixe.
The Little Review présenté dans le Pavillon Polonais à Venise marque un pas supplémentaire dans la collaboration entre Lockhart et les adolescentes. L’artiste donne dans ce film directement la voix aux jeunes filles, à l’instar de ce que faisait Korczak dans sa Petite Revue. Le film a été réalisé à la suite d’une série d’ateliers qui se sont tenus notamment avec la chorégraphe Marta Ziółek, les danseuses Aga Kryst et Kasia Sikora, la performeuse et vocaliste Maria Kozłowska, ainsi que la pianiste expérimentale Izabela Smelczyńska. Et donc à nouveau une équipe qui était constituée uniquement de femmes!
Le titre de ce nouveau film en quatre parties joue sur la polysémie des termes. La Petite Revue fait en effet d’abord référence au supplément créé durant l’entre-deux-guerres par Korczak, mais ce titre doit aussi être entendu en tant que spectacle visuel et sonore. Cette acception est d’autant plus présente que contrairement aux films précédents de Lockhart, cette nouvelle œuvre a été entièrement filmée sur une scène, celle de l’auditorium du Musée de l’Histoire des Juifs Polonais Polin à Varsovie. L’espace scénique noir, abstrait, a remplacé les paysages verdoyants de la Mazovie et permet au spectateur de porter son regard uniquement sur les jeunes protagonistes.
L’espace d’exposition même a également fait l’objet d’un traitement particulier par l’artiste américaine. En collaboration avec les architectes Frank Escher et Ravi GuneWardena, Lockhart a conçu un volume qui se veut moins un espace scénographique qu’une installation au caractère sobre dans laquelle le visiteur circule entre la salle de projection du film et celle des photographies, s’y arrête, peut s’assoir, prendre son temps.
En passant donc derrière le grand mur noir qui donne à l’architecture intérieure du Pavillon un aspect épuré, nous pénétrons dans la salle de cinéma. Le film commence, et alors que nous demeurons dans l’obscurité la voix de l’une des filles – celle d’Ola – perce l’espace en se livrant à un appel au rassemblement, imitant ainsi le rituel opéré chaque jour par les éducateurs. Dans le foyer, les jeunes filles sont en effet soumises à une discipline stricte. La voix d’Ola résonnant dans le Pavillon paraît simultanément s’adresser au public et ainsi aspirer à maîtriser le flux des visiteurs dans la salle de projection. Elle semble ainsi faire le décompte des personnes présentes sur place, comme un rappel à l’ordre, une invitation à se concentrer. Sur l’écran noir apparaissent ensuite d’autres jeunes filles, vêtues d’habits de tous les jours, avec des imprimés issus de la pop culture globale d’hier et d’aujourd’hui – Mickey Mouse, Justin Biber… Elles effectuent alors des gestes inventés par leurs soins, et comme des automates ou plus exactement des animations d’images gifs, elles changent de temps en temps le rythme des mouvements de leurs corps. A intervalles réguliers, des mots, que les filles ont également choisis, sont prononcés. Aussi banals qu’ils puissent être, ces mots LOVE, TRUST, HATE, HOPE ont pour ces « jeunes femmes », comme les appelle Lockhart, une grande importance. Par moment, le mot HOPE à peine articulé se transforme en un silencieux appel à l’aide HELP. Ce sont les filles qui ont déterminé la durée de la performance exécutée sur la scène. Comme lors d’une transe millimétrée, elles répètent les gestes pendant 11 minutes. Au milieu du groupe, semblable à un pendule ou un métronome indiquant le tempo, lentement se meut l’adolescente prononçant le mot HOPE. Elle fait le lien, forme un point d’équilibre entre toutes les protagonistes. N’en est-il pas ainsi, quand lorsque l’on perd tout espoir, il ne reste plus rien ?
Dans la séquence suivante de la revue, nous voyons une jeune fille qui s’assoit devant un piano. C’est Paulina, celle qui incarnait le mot espoir dans la séquence précédente. Cette fois-ci, elle n’oscille plus, ni ne vacille, mais regarde droit devant elle, dans notre direction, pendant assez longtemps avant de décider de frapper la première touche. Elle joue alors sa propre composition, un morceau improvisé. Lockhart avait en effet demandé à ses protégées de jouer ce qu’elles voulaient, pour transférer spontanément en sons les sentiments ou les pensées qui les traversent. Les jeunes filles n’avaient jamais joué de piano auparavant. Faisant résonner les notes, Paulina semble s’échapper dans son monde intérieur. A la fin du morceau, pendant que la dernière note se diffuse encore dans l’espace, la jeune fille lève de nouveau la tête et revient vers nous en nous regardant droit dans les yeux. Elle semble nous parler sans qu’un seul mot ne soit cette fois-ci prononcé. La dynamique change dans la dernière partie du film. Alors que les images défilent au ralenti, les jeunes filles apparaissent en tenant à la main des bâtons de bois de manzanita poncés, que l’artiste a amené avec elle de Californie. Ces bâtons sont pour elles exceptionnels, ils contiennent de la puissance, chacune d’entre elles a le sien, et chacun d’entre eux est différent, singulier. Les jeunes femmes effectuent alors une danse, celle de la joie, de la force, faisant penser à une danse tribale. Les sons qui accompagnent cette dernière séquence font écho à leur jeune féminité, à leur vitalité. La bande sonore, qui est le résultat d’un atelier mené par Maria Kozłowska, forme une combinaison de mots, de respirations, de soupirs. On y entend les voix de toutes les jeunes filles qui ont pris part au projet. Des mots polonais et anglais s’entremêlent, il y a « love, sex, joy et life, life, life, life, life ! ». C’est à une pure manifestation de la vie que l’on assiste, lorsque Patricja, avec sa longue chevelure bouclée, apparaît sur l’écran et exécute sa dance énergétique, aquatique, irréelle en raison du ralenti, ou quand Zosia au moment d’effectuer une pirouette esquisse un sourire. A la fin, c’est Alicja qui bondit lentement au milieu de la scène et telle une guerrière pointe son bâton droit dans notre direction. Elle nous fixe encore une fois du regard avec un visage exprimant la résolution avant de disparaître d’un coup dans un fondu au noir. Le décompte matinal recommence alors, comme c’est le cas jour après jour dans le foyer.
Dans la seconde moitié du Pavillon, nous observons quatre tirages grand format. On y voit Ola et Agnieszka toutes attelées à la lecture des numéros originaux de la Petite Revue conservés à la Bibliothèque Nationale à Varsovie. Sur l’une des photographies, Ola dirige son visage en direction de la salle d’exposition où sont disposés trois bancs noirs provenant de la bibliothèque ; les mêmes que ceux sur lesquels sont assises les deux filles photographiées. Par légères touches, Lockhart brouille la frontière entre réalité et représentation. Ola apostrophe ainsi les spectateurs que nous sommes, nous invite à participer au voyage temporel proposé par Lockhart, à lire aussi la revue de Korczak, à nous souvenir du passé, et peut-être aussi faire preuve de vigilance pour ce qui est de l’avenir. Sur une autre photographie, elle ne lit plus la Petite Revue, mais Notre Revue – le journal des adultes où l’on déchiffre le titre d’un article « Aujourd’hui en Politique ». Ce dernier est d’autant plus significatif, qu’il s’agit d’un numéro de l’été 1939. L’ultime numéro de la Petite Revue correspond au jour du début de la Seconde Guerre mondiale, le vendredi 1er septembre. Korczak, avec les enfants de l’orphelinat, meurt trois ans plus tard dans le camp d’extermination de Treblinka. Le temps s’est également arrêté dans le Pavillon Polonais. Près de son entrée majestueuse, une horloge empruntée également à la Bibliothèque Nationale indique toujours la même heure : 13h29. Le premier chiffre correspond au treize années au cours desquelles a paru la Petite Revue, le second aux vingt-neuf semaines de la durée de la Biennale. Chaque vendredi, reprenant de cette manière la périodicité de parution de l’original, les numéros en version anglaise sont mis à la disposition du public sur un socle noir au point de jonction entre la salle des photographies et celle du film.
Durant les nombreux ateliers qui ont accompagné la préparation de l’exposition, les jeunes filles ont sélectionné des articles originaux afin de constituer le contenu des vingt-huit numéros de la Biennale. Les adolescentes sont ainsi devenues au fil des mois des expertes : elles ont pu consulter tous les 677 numéros publiés sur treize ans, et être en contact avec les originaux, apprendre à les manipuler. C’est avec une grande attention et un remarquable engagement qu’elles ont lu les nombreux articles écrits par des jeunes gens de leur âge il y a près de 90 ans de cela. Leur sélection a porté sur des thèmes qui leur semblaient importants, proches de leurs difficultés ou toujours d’actualité. C’est sur cette base qu’elles ont choisi les articles qui ont été traduits pour la toute première fois en anglais. Pour la 29ème semaine de la Biennale, à la suite d’ateliers d’écriture menés par la journaliste féministe Paulina Reiter, la Petite Revue a été réactivée en version imprimée. Le numéro 29, le dernier à paraître durant la durée de l’événement a été entièrement rédigé par leurs soins.
L’art peut-il changer le monde est la question certainement un peu naïve qui vient à l’esprit en sortant du Pavillon Polonais?Sharon Lockhart semble toutefois avoir déplacé légèrement le questionnement en le ramenant à une dimension plus pragmatique : le monde de l’art, ses acteurs, ses mécanismes – à savoir le prestige des artistes, la puissance logistique, promotionnelle des institutions, les événements qui rythment ce milieu et les moyens financiers mis en œuvre à ces occasions – sont-ils en mesure de modifier un tant soit peu l’existence d’un groupe d’individus ? A cette question plus modeste, l’artiste américaine semble avoir trouvé une réponse. L’aura personnelle de Lockhart a tout d’abord permis d’établir une relation de confiance avec ses jeunes protégées et de les guider sur des chemins inédits pour elles. La renommée internationale de l’artiste a aussi contribué à générer une dynamique bénéfique pour ce groupe de jeunes femmes bien plus vaste que le seul périmètre des Giardini vénitiens. Comprenons par là que le film The Little Review et les photographies, présents dans le Pavillon, ne forment que la partie immergée du projet. Pour Lockhart, la conception du Pavillon est allée en effet de pair dès le début avec la mise en place d’un programme constitué de nombreux ateliers – improvisation, théâtre, arts plastiques, visites d’expositions, ateliers d’écriture, voyage des adolescentes à Venise… – organisé en grande partie grâce aux moyens du département éducatif de la Galerie Nationale d’Art Zachęta, mais aussi grâce à ceux fournis par l’artiste elle-même et le groupe de bénévoles qui l’entoure. L’ensemble des composantes du Pavillon Polonais a pu être possible grâce à la synergie générée par Lockhart et d’un projet fédérateur qui souligne, en ces temps de méfiance généralisée, l’importance des valeurs humanistes, de solidarité, d’égalité, d’épanouissement personnel… Tous ces éléments ont amené d’importantes institutions comme la Galerie Zachęta, la Bibliothèque Nationale, le Musée Polin, le Musée Korczakianum, et les Foyers Sociothérapeutiques de Rudzienko, puis de Zielonka pour ne citer qu’elles, à joindre pour la première fois en Pologne leurs forces pour œuvrer en commun. L’année prochaine, le Baltic Art Center sur l’île de Gotland a décidé d’apporter sa contribution en invitant Lockhart et ses protégées en résidence.
La tache que l’artiste américaine s’est fixée est sisyphienne, de l’ordre d’une course contre la montre. Tous les mois, de nouvelles filles intègrent le foyer, d’autres le quittent parfois sans famille pour les soutenir à la sortie, sans véritable confiance en soi, sans savoir qu’il existe d’autres rêves que de devenir mère, esthéticienne ou cuisinière. Faisant face à cette problématique, l’artiste californienne cherche maintenant de nouvelles solutions pour aider ces toutes jeunes femmes confrontées à la vie d’adulte. Alors on peut se demander encore si tout cela concerne l’art à proprement parlé ou ne relève pas plutôt d’un activisme social. On aurait pu parler, il est vrai, de ce travail différemment, en évoquant les références filmiques de Lockhart dont l’œuvre est aussi reconnue dans le champ du cinéma expérimental. On pense en particulier à la scène du ralenti dans Zéro de conduite de Vigo, ou encore au Petit fugitif de Abrashkin, Engel et Orkin, aux 400 coups de Truffaut, à Mes petites amoureuses de Eustache et à ces manières poétiques de dépeindre cet âge angoissant et impénétrable où l’individu cherche sa place dans le vaste monde. Le travail de Lockhart se situe à la croisée des chemins, il n’est absolument pas documentaire et pourtant il entretient avec le réel un fort rapport de corrélation. The Little Review ne nous dit rien de précis des épreuves que les adolescentes traversent ou ont traversées, et pourtant ce sont elles, avec leurs gestes, leurs tenues, leurs mots, leurs mimiques qui forment la matière sensible de ce que nous voyons. Avec sa débauche de moyens, d’installations spectaculaires et coûteuses, de palazzi transformés en fondations ou en showrooms, la Biennale de Venise a des airs de foire d’art contemporain de luxe. Dans ce contexte, le Pavillon Polonais se situe aux antipodes de la démesure et de l’ostentation. The Little Review a pourtant bel et bien nécessité des moyens financiers et humains importants, mais rien de tout cela n’est visible dans l’exposition. La boucle temporelle proposée ici par Lockhart et ses pupilles demande un effort de notre part pour réassembler les éléments du puzzle. Alors que nous regardons des jeunes femmes qui nous observent en retour, il revient à nous seul de saisir les enjeux d’un projet qui pense, voire même prépare le monde grâce à la génération qui vient.
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