Rencontre avec le collectionneur Giuliano Gori sur son domaine de Fattoria Celle en Toscane consacré au Land Art
- Posted by Giusy Ragosa
- On 19 février 2017
- Collection privée, Italie, Land Art
Cherchez bien dans votre tête l’image la plus classique que vous ayez de la Toscane; les cyprès qui vous accompagnent à travers les charmantes allées du paysage; les courbes dessinées par les collines que vous traversez en voiture; le meilleur café de votre vie dans le bar d’une pompe à essence située au milieu de nul part, puis à l’improviste surgit à votre droite une sculpture d’Alberto Burri. Elle vous signale que vous êtes arrivé quelque part. Il s’agit de Grande ferro Celle, un morceau d’acier peint, daté de 1986.
Le portail de Fattoria Celle s’ouvre uniquement si vous avez réservé votre visite chez Giuliano Gori, l’un des plus illustres collectionneurs italiens. Une personnalité essentielle pour la culture contemporaine en Toscane et pour le Land Art en Italie.
A la fin des années ’70, le Signor Gori renouvelle et actualise un model très ancien de mécénat, déjà pratiqué dans les collines aux alentours de Fattoria Celle à l’âge de la Renaissance. La famille Gori invite les artistes à la Villa Celle, et les œuvres réalisées in situ doivent, condition sinequanone, s’installer dans une relation éthique avec les espaces agricoles, le parc romantique et la villa du XVIIème siècle, qui les accueillent.
Dans les années ’70, lorsque Gori s’installe à Fattoria Celle, il imaginait la Villa comme un cadre idéal pour accueillir sa collection qui comptait déjà de nombreuses sculptures et peintures.
Chez Gori, et seulement chez lui, dans l’ancienne grange de la ferme, nous sommes invités à traverser un triptyque de l’enfer. Il se charge d’entendre spirituellement la matière de trois manières différentes. C’est ainsi qu’un cercle horizontal de Richard Long Anello verde di Prato, va converser avec la verticalité des diagonales de Sol Lewitt, elle-même traversée par deux ouvertures, de sorte que notre regard soit obligé de chercher la paix dans la brouille des coups de pinceau d’Emilio Vedova. Un vortex de couleurs et de matières.
Cette conversation surprenante, pousse même Sol Lewitt à revenir à Fattoria Celle pour réaliser une seconde œuvre sur l’autre paroi. Il poursuit donc le dialogue extraordinaire qui s’était installé entre son œuvre murale et celle composée de pierres vertes de Prato de Richard Long.
Nous sommes en 1985 quand Richard Long choisit dans une carrière désaffectée des alentours de la Villa Celle, une pierre verte de toscane, utilisée traditionnellement pour la construction des églises romanes et gothiques. Il l’a choisie pour composer son anneau. Cette pierre a des multiples tonalités de verts et de petites portions de gris, traversées par des veines blanches et sombres, presque noires. Toutes ces couleurs contrastent avec les tonalités choisies par Sol Lewitt pour ses œuvres.
Dans les années ’70, lorsque la collection Gori commençait à s’installer à Fattoria Celle, le Land Art commençait à s’exporter des États-Unis vers le nord de l’Europe. Ces œuvres extraordinaires restaient éphémères, elle disparaissaient avec le temps. C’est alors que Giuliano Gori se demande si ces artistes pourraient être intéressés par un Land Art pérenne, dans le cadre si singulier de la Villa Gori. De ce questionnement naissent ses premières invitations en 1981. Aujourd’hui nous pouvons admirer presque cinquante œuvres de Land Art sur les trente-cinq hectares du parc ouvert au public depuis 1982.
Avant de rentrer dans le parc, plusieurs œuvres sont installées autour de Fattoria Celle; Robert Morris, Roberto Barni, Carmelo Cappello. Mais une œuvre en particulier nous permet d’entrer dans l’esprit de ce lieu. Un banc public installé sur le toit de la Fattoria permet aux présences immatérielles de s’y poser. De la même manière que le parc de Giuliano Gori permet aux idées des artistes invités de trouver une place, ce banc nous fait comprendre quelle est notre place dans cette escapade toscane, nous n’y sommes ni public, ni visiteurs, nous sommes des invités.
Quel bonheur de « vivre les œuvres », comme une découverte intime, sans rôle, accompagné par qui connaît si bien l’histoire de la maison. Ce parc est pour signor Gori une extension de son salon et ne sera jamais un parc de sculptures, car il ne sera jamais détaché de sa personnalité, de sa vie et de sa maison.
Ce banc est à nous à partir du moment où nous arrivons à la Villa Celle, même si la phrase qui l’accompagne nous explique que le banc est: per quelli che volano, (pour ceux qui volent).
Installé en 2010 à la mémoire de Pina Gori, l’épouse de Giuliano, cette œuvre transpose l’admiration et l’affection que les artistes avaient pour Mme Gori, qui les faisaient se sentir ici comme à la maison. Cette œuvre démontre la relation intime qui peut s’installer entre un artiste et son mécène, ou entre un mécène et son artiste, si l’on préfère.
Avant de rentrer dans le vert sombre de ce parc romantique, le jardin expose devant nous une ancienne volière, construite par Bartolomeo Sestini, poète du XIXème, passionné de Dante, plus connu comme écrivain que comme architecte. Ce poète avait imaginé une structure fermée pour les oiseaux que l’on pouvait admirer dans ce jardin des plaisirs.
L’intervention de l’artiste Jean-Michel Folon s’approprie la construction de Bartolomeo Sestini, en transformant cette cage en nid. La volière s’ouvre vers le haut et les oiseaux se laissent admirer en liberté. A l’intérieur de la structure, un arbre en bronze permet à la nature de profiter de l’artifice, sans se sentir envahie ou détruite. Dans une illusion réelle L’albero dai frutti d’oro nous ouvre la route et nous annonce le parcours.
Quand en 1981 Giuliano Gori invite dix artistes en espérant qu’au moins deux ou trois accepteront l’invitation, il ne s’imaginait pas que les dix adhéreraient au projet!
A partir du 1982, Giuliano Gori ouvre sa nouvelle collection et change ainsi sa manière de collectionner. Tous ses efforts et ses resources seront dorénavant destinés au Land Art. Il comprend immédiatement que cette forme particulière d’art, à laquelle il s’était intéressée, ne pouvait pas, comme les tableaux et les sculptures du XXème siècle, qu’il collectionnait auparavant, rester dans le cercle privé et familial. C’est certainement l’ambition intrinsèque à ces dix premières pièces de Land Art, qui a amené Gori à ouvrir sa collection au plus grand nombre.
Pour comprendre ses ambitions il faut se retrouver devant l’énorme machine à roquettes Formula Compound (A Combustion Chamber, An Exorcism) de Dennis Oppenheim ou devant Le reti di Salomone d’ Alice Aycock.
En règle générale les artistes peuvent choisir librement l’emplacement pour leur œuvre. Beverly Pepper, artiste américaine qui vit in Italie a fait exception. En 1992, l’artiste a été commissionnée pour réaliser une sculpture dans un endroit spécifique du parc, où se trouve déjà un amphithéâtre naturel. Cette sculpture accueille régulièrement des spectacles.
Loris Cecchini a aussi « contaminé » le parc de la Villa Gori avec plusieurs centaines de petits éléments d’acier chromés qui reflètent la lumière naturelle et la verdure qui les entoure. Ils donnent ainsi une nouvelle écorce lumineuse au chêne vert, qui fait partie intégrante de la sculpture.
Sur le haut de la colline, une installation de Richard Serra datée de 1982, composée d’une pierre méticuleusement choisie par l’artiste. Ces monolithes nous permettent de mesurer la colline sur laquelle ils sont installés. Chaque pierre est une excroissance de deux mètres, placée exactement là où la colline descend de deux mètres.
Au bout de ce voyage dans la nature et dans l’artefact, je rencontre enfin Monsieur Gori. Il me raconte comment il a commencé à collectionner alors qu’il était encore en culotte courte. M. Gori est né en 1930 et à l’écouter parler il est beaucoup plus toscan qu’il n’est collectionneur.
Giusy Ragosa : Quelle est votre histoire et comment-avez vous commencé à collectionner ?
Giuliano Gori : Je suis arrivé à la conclusion que savoir comment j’ai commencé à collectionner n’est pas si intéressant. Le plus intéressant est de savoir comment j’ai pu continuer et pourquoi.
Une collection peut naître de mille manières différentes: le plaisir de posséder, le plaisir de contribuer à la culture ou comme investissement. L’intérêt est de savoir ce qu’on fait tout au long de la constitution d’une collection. J’ai commencé comme les autres en achetant des œuvres qui me plaisaient. C’est par la suite que l’on devient plus exigeant et là c’est plus difficile. Je ne crois pas avoir de vocation pour l’art; c’est la vie qui m’y a amené, et puis j’y suis resté. J’y suis arrivé par hasard, mes parents m’ont envoyé faire une course chez Fanciullacci, un peintre de Prato. Je lui ai dit: « Ils sont beaux tes tableaux, tu les vends aussi ? ». Il m’a répondu: « J’aimerais bien, s’il y avait des gens intéressés. Si tu aimes celui-là, je te l’offre ». J’ai refusé. « Dès que j’ai de l’argent, je reviens ». Si mes parents m’avaient envoyé chez quelqu’un qui faisait du cinéma, j’aurais aimé le cinema aujourd’hui, questa è la vita!
GR : Quels sont les points forts de votre collection ?
GG : Le monde de l’art est en évolution perpétuelle, le XXème siècle s’est ouvert à une infinité de nouveaux langages qui ne finissent jamais. Ce n’est pas facile de faire des choix dans une forêt si vaste de personnages et de langages. Il faut savoir ce que l’on veut! On peut être collectionneur en achetant des œuvres pour les accrocher aux murs et en jouir, mais on peut aussi vouloir quelque chose de plus. Parfois je pense que la collection a quelque chose de l’ordre du professionnel. Nous avons créé quelque chose qui n’avait pas de modèle de référence avant, et nous-même sommes devenus modèle de référence pour les autres. Pour ma collection, ceci est un point fondamental. Les collections privées sont toutes différentes les unes des autres, parce qu’elles naissent d’intentions différentes. Au contraire, les collections publiques qui ont des obligations se ressemblent toutes beaucoup. Une collection privée est plus sélective.
GR : Pourquoi le Land Art ?
GG : L’art vise le futur, mais pour le Land Art ce n’est pas vraiment comme ça.
Le Land Art est né bien avant le XXème siècle, quand les artistes étaient appelés à réaliser un retable, un plafond ou une fresque sur une paroi pour un endroit précis. Ils avaient une thématique spécifique et une relation étroite avec leur mécène. Ce rapport entre l’artiste et le mécène dans le XXème siècle s’est interrompu. J’ai voulu récupérer cette ancienne tradition, avec des langages contemporains. L’artiste qui vient ici doit intervenir dans un espace à condition que cet espace soit intégré à l’œuvre même. Ceci demande du temps. Les temps de réalisation des œuvres de la collection vont de trois mois à trois ans pour une seule pièce.
GR : Avez-vous réalisé aussi des projets à l’extérieur du parc de Fattoria Celle ?
GG : Plusieurs. Par exemple, j’ai travaillé pendant cinq ans pour réaliser à l’Hôpital de Pistoia un espace conçu par sept artistes. C’est dans ce type de situation que l’on peut se mesurer vraiment avec l’art. Nous avons travaillé avec des architectes et des ingénieurs avant même que le bâtiment ne soit construit. Quand nous l’avons réalisé, nous ne nous rendions pas compte de la valeur thérapeutique que ces œuvres pouvaient avoir. C’est seulement par la suite, quand les experts en architecture, en art thérapie et en santé sont venus faire des conférences, que nous avons compris l’ampleur thérapeutique de ce projet.
GR : Pourquoi vous avez décidé d’ouvrir votre collection au public ?
GG : Je ne pouvais pas imaginer ce que j’étais en train de faire. Quand les premières œuvres ont été réalisées je me suis demandé si je n’étais pas fou?
Avant, je collectionnais des sculptures et des tableaux. Je les accrochais là où je voulais et je les appréciais à titre privé, mais devant ces œuvres de Land Art qui naissaient sur ces vastes surfaces, qu’aurais-je pu faire ? Le matin, j’aurais pu me lever comme un idiot, aller dans le parc tout seul, pour me dire: « Qu’est que je suis fort ! » Ceci n’est pas de l’art pour un collectionneur. J’avais donc deux possibilités, soit j’ouvrais au public, soit j’arrêtais tout de suite. J’ai appelé ma famille et je leur ai demandé s’ils étaient disposés à ouvrir le parc et notre domaine au public. Ils m’ont répondu qu’ils me soutiendraient si c’était pour moi la juste manière de procéder. Il y avait une seule condition : le parc devrait être accessible gratuitement. Je ne voulais pas de rumeurs sur les raisons d’une ouverture payante. Entendons-nous bien, moi, je fais de l’art pour l’art.
GR : Y a-t-il une œuvre de la collection de Land Art à laquelle vous tenez plus particulièrement ?
GG : J’ai quatre enfants et quatorze petits enfants. Si vous me demandez lequel j’aime le plus, je ne pourrais pas vous répondre! Chaque œuvre a son histoire et elle est née pour des raisons spécifiques. Je tiens beaucoup à l’ensemble. Singulièrement, elles ont toutes la même valeur.
GR : Voulez-vous ajouter quelque chose ?
GG : Oui, je peux ajouter juste une chose. Carlo Belli, auteur de « KN », un livre magnifique que Kandinsky a défini comme étant la bible de l’art, était un ami très cher. Dans ce livre, il a écrit une phrase que je me suis appropriée pour en faire la loi du domaine de Frattoria Celle: « les droits de l’art commencent là où se terminent les droits de la nature. ».
Follow Art With Us remercie tout particulièrement Monsieur Gori pour cette rencontre et cet entretien exclusif avec notre correspondante italienne Giusy Ragosa.
0 Comments