ANETA GRZESZYKOWSKA : LES RESSOURCES DU CORPS
- Posted by Gunia Nowik
- On 11 novembre 2016
Cinq tirages de la série Selfie d’ Aneta Grzeszykowska (née en 1974 à Varsovie), ont récemment rejoint la collection de photographies du Centre Pompidou. A ce titre et à l’occasion de la vingtième édition de Paris Photo, trois de ces photographies sont montrées dans le cadre de l’exposition The Pencil of Culture curatée par Clément Chéroux et Karolina Ziembińska-Lewandowska, conservatrice de la photographie au Centre Pompidou. Une exposition qui se tient dans le Salon d’Honneur du Grand Palais et qui illustre, à travers une sélection d’une centaine d’oeuvres, les temps forts de dix années d’acquisitions récentes au musée.
Dernièrement aussi, les œuvres de Aneta Grzeszykowska ont été présentées par la galerie Raster lors de la FIAC, et en couverture du numéro 7 du magazine The Eyes apparaît une image de sa série Negative Book. Quelques occasions sont donc réunies pour que le public français puisse découvrir, aujourd’hui, un peu plus amplement le travail de cette artiste polonaise déjà confirmée dans son pays.
Je rencontre Aneta dans son atelier à Varsovie. Cela fait de nombreuses années que je suis son travail dont j’observe l’évolution rapide, la manière avec laquelle ses travaux successifs résultent, pour ainsi dire organiquement, de ses recherches antérieures, et s’incarnent cependant sous des formes à chaque fois différentes, toujours surprenantes, ciselées, inquiétantes.
Le corps – le sien ainsi que celui de ses proches (son partenaire, le photographe Jan Smaga et sa fille Franciszka) – constitue à la fois la principale ressource à partir de laquelle se déploie sa réflexion artistique et le moyen privilégié sur lequel Grzeszykowska s’appuie pour explorer les possibilités, semble-t-il, sans fin de son exploitation plastique. « J’ai le sentiment que c’est un matériau tel, qu’il est suffisant à exprimer ce que je veux dire. Et en même temps, il me semble que cela donne lieu à une position double permettant de regarder ce corps de l’intérieur et à distance », dit-elle. Depuis des années, l’artiste polonaise démonte ainsi sa propre image en morceaux, avec constance, voire de manière obsessionnelle. Dans l’Album (2005), elle s’applique à effacer toutes les occurrences où son corps apparaît dans les photographies issues des archives familiales, puis, l’année suivante, dans Untitled Film Stills, elle se livre à un jeu de rôle à double fond en interprétant les personnages fictifs des photographies de Cindy Sherman, qui elle-même interprétait ceux des films de cinéma. Entre destruction et reproduction, réalité et fiction, la photographie est utilisée par Grzeszykowska pour sonder les aspects existentiels de l’expérience humaine. La mise à nu, qu’elle effectue souvent d’ailleurs littéralement devant l’objectif, sert à révéler les mécanismes des normes sociales auxquelles le corps et plus généralement l’individu sont soumis. Aussi n’est-il pas surprenant de trouver parmi les thèmes de prédilection abordés dans ses œuvres, la famille, la maternité, ou des notions telles que l’identité, la mémoire, le désir ou la mort.
Le corps épars
Les images qui composent la série Selfie (2014) croisent pratique sculpturale et photographique. Des répliques naturalistes faites à partir de peau de cochon représentant des fragments du corps de Grzeszykowska sont disposés sur des surfaces de cuir lisse coloré et forment ainsi ledit autoportrait annoncé dans le titre de la série. Autoportrait élargi, où le visage ne constitue pas le seul parangon de l’identité physique, et nature morte à la fois, l’artiste joue sur la confusion des genres pour se livrer à une déconstruction tant de son propre corps que celle des conventions associées à ces formes de représentation. Alors que le titre se reporte au phénomène actuel de la mise en scène de soi, symptôme de l’individualisme dont souffrent les sociétés occidentales contemporaines, amplifié par les outils numériques et les réseaux sociaux, les moyens employés dans la fabrication des objets, en revanche, rappellent de part leur caractère artisanal et somme toute désuet, les accessoires utilisés dans les films d’horreur des années 1970-1980. On peut voir dans cet anachronisme un télescopage de deux temporalités, qui fait penser à un ressort de ce type particulier de nature morte qu’est la vanité où les symboles des activités humaines – ici la pratique du selfie, les faux ongles, le rouge à lèvres – sont mis en regard avec ceux de l’irréversibilité du temps qui passe, rappelant que la vie humaine a un terme.
Le crâne et les ossements d’antan ont été ici remplacés par des prothèses recouvertes de peau d’animal en voie de décomposition. Grzeszykowska précise : « Au début, j’ai seulement prêté attention à la peau. Elle m’a intéressée en tant que matériau étant donné que dans une certaine mesure je m’occupe de sculpture – je couds des poupées. J’ai donc considéré la peau comme un matériau qui dispose d’un grand potentiel. Mais l’utilisation de cette peau – déjà morte, mais semblant encore vivante – est une certaine transgression. Dans cette série, il y a l’objet qui est fait à partir d’un corps déjà mort, mais qui semble vivant, puis il y a ma peau, qui est vivante et enfin il y a la peau qui sert de fond. Je m’intéresse à la relation de ces trois états de l’être qui est refoulée de notre conscience ».
Le refoulement est également le sujet de la série la plus récente de l’artiste, réalisée à l’occasion d’une collaboration avec la Archeology of Photography Foundation, une association varsovienne, qui s’occupe de la conservation et de l’étude d’archives photographiques d’artistes. Aneta Grzeszykowska a ainsi pu prendre connaissance de l’archive de Wojciech Zamecznik (1923- 1967), qui associait la photographie à son travail de graphiste et de scénographe. Elle y a choisi 11 photographies représentant des fragments du corps de Halina Zamecznik, l’épouse et aussi la muse de l’artiste. Dans Halina (2016), Grzeszykowska a ajouté un cadre aux photographies de Zamecznik en complétant, et le corps de Halina resté hors champ, et l’environnement qui l’entourait. Proche des stratégies artistiques de réappropriation des années 1970 qui visaient à remettre en question le statut de l’auteur, le mode opératoire adopté par la photographe polonaise tend à étendre le questionnement sur l’attribution au modèle lui-même et plus généralement sur la place des femmes dans le monde de l’art.
Et si Halina Zamecznik avait elle-même effectué ces photographies, faisant de ces dernières autant d’autoportraits ? Grzeszykowska s’explique : « Je m’intéresse à la figure féminine dans le monde de l’art et à la question de l’exploitation de son corps. J’ai choisi ces photographies, mais pendant longtemps je n’ai pas pu diagnostiquer les raisons pour lesquelles Zamecznik les a réalisées. On pouvait remarquer que ce n’était pas sa femme qu’il voyait dans ces images (on trouve dans les archives de nombreuses images reflétant leur relation intime), mais qu’il se concentrait sur le corps dont les fragments pouvait lui servir à quelque chose d’autre. Nous aussi, avec Jan [Smaga], nous travaillons parfois de cette manière : nous voulons simplement voir quelque chose, l’enregistrer, nous en souvenir. Par commodité ou facilité, nous nous servons du corps de l’autre. J’ai pensé par la suite que ces photographies avaient un statut indéterminé. Je voulais vérifier de quelle manière elles allaient agir, s’il s’avérerait qu’elles avaient été faites non par le mari artiste, mais par elle. Alors, j’ai moi-même effectué ces photos avec un déclencheur à distance. Je voulais vérifier ce qu’il pouvait résulter du fragment d’une telle photographie, ce que nous imaginons à son sujet ».
La négation
La série Negative Book (2013/2014), enrichie désormais du film Negative Process (2014) (qui donne à voir une étape importante ayant présidé à la réalisation de cette série photographique et témoigne de l’importance de la dimension performative du travail de Grzeszykowska), comporte 84 images effectuées sur une année. L’artiste polonaise s’y met donc en scène seule ou entourée de ses proches – sa fille principalement – dans la vie courante et lors d’un voyage. Le sujet n’aurait sans doute pas échappé à la banalité d’une chronique de la vie de famille, si l’artiste n’avait pas introduit le parti pris technique consistant à agrandir ces photographies en négatif. Face à ces images aux valeurs inversées, nos habitudes de perception sont troublées et demandent un moment d’accoutumance, semblable à celui nécessaire lorsque nous nous trouvons soudainement dans l’obscurité.
On reconnaît là une stratégie récurrente de l’artiste, présente aussi dans Selfie, reposant sur la création de situations où le spectateur n’est pas vraiment certain de la nature de ce qu’il est en train de regarder. Des situations qui produisent un doute salutaire permettant de prendre conscience des conventions qui assoupissent notre regard. Dans Selfie en effet, la peau morte imite celle du vivant, et les mains en action de l’artiste sont coupées par le cadre de l’image et figées par la prise de vue. Mais c’est en renforçant ainsi le mimétisme entre le corps artificiel et le corps réel que nous saisissons le subterfuge de la mise en scène et pouvons en mesurer les enjeux philosophiques. Grâce au film qui accompagne Negative Book, nous comprenons que Grzeszykowska a pris le soin avant chaque prise de vue de se peindre le corps en noir et se coiffer d’une perruque blonde afin d’apparaître à l’image en positif. Dans un environnement soumis au dépaysement produit par l’inversion du blanc et du noir, la jeune femme, surtout lorsqu’elle est en compagnie de ses proches, paraît détachée du contexte, seule être réelle parmi des fantômes.
Elle explique : « Dans Untitled Film Stills, je m’efforçais de jouer le rôle de Cindy Sherman qui essayait d’être quelqu’un d’autre. Ici, je voulais jouer mon propre rôle ». Plus spécifiquement, on peut lire le travail de Sherman comme une interrogation à charge sur le rôle de l’industrie cinématographique dans le façonnage des stéréotypes féminins dont l’interprétation sous forme de photographies avait pour but de révéler leur prolifération. Grzeszykowska semble nous dire l’impossibilité à ne pas être sujet à quelque stéréotype que ce soit, que l’on pourrait décliner en ce qui la concerne en tant que fille, mère, épouse … Si l’on revient un instant au moment qui précède la prise de vue, où l’artiste se situe encore dans le monde tangible, la seule échappatoire pour se libérer du masque social semble bel et bien être la disparition du corps sous l’épaisse couche de peinture. Disparaître du monde réel en couleur pour mieux se révéler dans le monde en noir et blanc de l’art.
L’effacement des frontières
Les membres de la famille de Grzeszykowska participent à ses entreprises artistiques, tout autant qu’ils en forment régulièrement la matière première. « Nous sommes, Jan et moi, arrivés à la conclusion que l’on ne sait pas jusqu’au bout si l’on fait des photos parce que nous vivons, ou si nous vivons pour faire des photos. Quelque part, dans notre vie quotidienne, cette frontière s’efface», remarque l’artiste. D’autres figures de l’effacement apparaissent également dans l’œuvre de Grzeszykowska. Il en est ainsi au sens propre dans l’Album, où l’artiste a fait disparaître sa propre image des photographies de famille prises pendant trois décennies. En regardant le résultat, on remarque que cette absence est bien souvent notable. La construction d’une image, même lorsqu’il s’agit d’une photographie de famille, obéit à certaines règles de composition. De même, la position du corps en situation d’être photographié répond à des codes de comportement. Une image prise probablement après le baptême de l’artiste montre ses parents apprêtés, souriant et à une distance ni proche, ni éloignée l’un de l’autre, résultant de l’absence de leur enfant au centre de l’image.
Après la naissance de Franciszka, Grzeszykowska a débuté un nouveau cycle de poupées représentant sa propre fille dans le futur. Une fois l’âge donné atteint par Franciszka, l’artiste prend une photographie de sa fille dans la même position que la poupée, authentifiant du même coup l’écoulement du temps, la disparition des années.« Lorsque je couds Franciszka, en un certain sens, j’imagine à quoi pourrait ressembler notre vie plus tard. A nouveau, le motif du renversement surgit – nous avons d’abord un objet artistique, et ensuite la vie qui essaie de le rattraper ».
Il est encore question du temps dans la série Iranian Film Stills (2015) effectuée durant un séjour d’un mois en Iran. Cette fois, c’est le temps de la narration, tout autant que celui de la lecture qui est abordé. La série a pris la forme d’un livre que l’on peut consulter dans les deux sens, créant une boucle temporelle ou le commencement peut être la fin et vice- versa. L’album constitue un singulier journal de voyage : « C’est un peu le film de ma vie, et en même temps il y a un rôle à jouer et une scénographie », s’explique-t-elle. Iranian Film Stills évoque aussi les scènes des films des années 1960, joue avec subtilité avec la présence des femmes dans la culture et les mœurs contemporaines de la République Islamique d’Iran.
Chorégraphie
Aneta me parle du corps, du rythme et de chorégraphie. Elle reconnaît qu’une étape importante de sa biographie, qui par la suite a influencé son travail d’artiste, correspond à la période où elle a été formée à la gymnastique artistique. Elle s’est entrainée dans un groupe de danse pour enfants et adolescents du nom de Gawęda, une organisation fondée en Pologne communiste en 1952 qui existe encore aujourd’hui. Elle explique : « Cela m’a donné beaucoup de connaissances techniques. Avec le recul, je dois admettre que je profite abondamment de ces compétences. Nous avions des activités avec d’excellents chorégraphes, et dès le début j’ai appris à contrôler mon corps ». Zegar (L’Horloge), réalisée en 2008/2011, fait appel à cette expérience. La vidéo dure 12 heures au cours de laquelle l’artiste exécute 12 enchaînements chorégraphiques par séquence de 60 minutes. Au fil des heures qui passent, le corps de l’artiste est multiplié pour former des compositions de plus en plus complexes, faisant penser à de décoratives rosettes dansantes. Pour finir, je demande à Aneta si elle a des choses dans ses tiroirs sur lesquelles elle prévoit un jour de travailler. « Oui, me répond-elle, j’aimerais travailler sur l’archive filmique des spectacles où je danse enfant avec Gawęda. »
Un travail à suivre!
Merci à Aneta pour l’entretien qu’elle a bien voulu nous accorder afin de rédiger cet article sur son travail.
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