ROMINA DE NOVELLIS : « Interview »
- Posted by Béatrice Cotte
- On 4 janvier 2014
- Artiste Italienne, Galerie d'art, Paris, Performances, Photographie, vidéos
La Galerie Laure Roynette a consacré fin 2013 une exposition à l’artiste italienne Romina de Novellis. Intitulée « Wool and Roses, Trilogie de l’enfermement », cette exposition présentait les œuvres récentes de cette artiste performeuse qui met au centre de son œuvre le corps comme sujet. Ses performances s’inscrivent dans la ligne droite de celles de célèbres artistes performeurs comme Marina Abramovic, Ana Mendieta, Michel Journiac, ou Gina Pane. Cependant, son travail ne met en scène aucune violence et traduit à travers des images poétiques et sensibles une réflexion profonde sur la place du corps et du geste dans notre société.
A traversquatre performances elle explore, en utilisant son corps comme langage artistique, la thématique de l’enfermement du corps, de l’esprit, et la possibilité de se libérer de notre condition humaine :
- La Gabbia (la cage)
Assise nue au milieu d’une cage grillagée, l’artiste insère, de façon répétitive et lente, des roses blanches dans chacun des interstices de la cage afin de disparaître petit à petit du regard des spectateurs. Le voile de roses blanches opère à la fois une libération du regard des autres et un enfermement sur soi.
- Mamma Mia
L’artiste se met en scène avec sa mère et sa grand-mère afin d’interroger la transmission et la mémoire des gestes familiaux et les moyens de s’extraire d’un passé, d’une condition familiale et sociale. Vêtues de la même chasuble blanche et répétant inlassablement le même geste du lavement des pieds, les trois femmes, « saintes » en « trinité », évoquent par leur geste répétitif l’enfermement de l’homme dans sa condition humaine.
- La Pecora (le mouton)
Nue au milieu d’un labyrinthe de laine, représentant une partie du cerveau humain, l’artiste carde inlassablement la laine. Romina de Novellis, offre au spectateur un travail sur le temps, l’attente, la résistance, la condition du corps et de l’esprit. En répétant comme un rituel sacrificiel le même geste ancestral et archaïque, elle cherche à atteindre une certaine vérité humaine.
- La Veglia (la veillée)
Cette performance prend place dans un appartement privé où après avoir tendu un mur de fils rouges de 2 kilomètres, l’artiste nue prend place d’un côté de cette frontière linéaire. Assise, elle effectue des noeuds successifs et tire ainsi petit à petit sur les fils pour faire tomber le voile qui la sépare des spectateurs et la libère de son enfermement.
A 31 ans, Romina de Novellis nous offre une œuvre à la fois très belle, poétique et forte. Une artiste touchante et profonde que nous avons eue envie de rencontrer.
INTERVIEW :
Bonjour Romina, vous êtes italienne, née à Naples et vous avez longtemps vécu à Rome ; quelles influences ont eu ces deux villes d’art sur votre travail performatif ?
Mes parents sont napolitains, mon père était militaire et travaillait à Rome. Je suis napolitaine de naissance uniquement, car j’ai toujours vécu à Rome. J’ai baigné depuis ma naissance dans une « biculture », napolitaine à la maison et romaine à l’école. En Italie, chaque ville a une identité très forte et différente. Naples est une ville très théâtrale, fière et très expressive. La langue est accompagnée d’une gestuelle très physique et archaïque, alors qu’à Rome elle l’est beaucoup moins. Rome est envahie par l’histoire et l’esthétique qui y sont très importantes. Les cultures de ces deux villes ont donc profondément éduqué mon regard et il était impossible de ne pas être touchée par une expérience qui est à la fois physique à Naples et très esthétique à Rome ! On retrouve par exemple le mariage de ces deux cultures dans mon œuvre Mamma Mia, où la mise en scène rappelle l’esthétique de la statuaire romaine, tandis que la gestuelle fait référence au langage archaïque des villes du sud de l’Italie.
Depuis quand vivez-vous à Paris, et quelle inspiration y trouvez-vous ?
J’ai fuis Rome en 2008, lors de la défaite de la gauche et du retour de Berlusconi au pouvoir. Le traitement et le rôle de la femme étaient très dévalorisés sous son gouvernement, je ne pouvais plus le tolérer et cela m’a poussée à partir. J’ai choisi Paris, car je m’intéresse dans mon travail à la psychologie, la psychiatrie et l’anthropologie. La recherche à Paris dans ces disciplines est très poussée et j’y ai vu l’opportunité de continuer mes recherches intellectuelles. Je me suis donc inscrite en doctorat d’anthropologie aux Hautes Etudes en Sciences Sociales. Paris s’est révélé un moyen pour moi de confronter, mélanger, ma culture italienne avec un esprit « français » et « parisien » plus intellectualisé. C’est un peu la rencontre d’une esthétique, d’une gestuelle et d’un mental, car il existe aussi dans mon travail un aspect intellectuel très fort que je tiens à exprimer.
Vous avez d’abord étudié la danse classique en suivant une formation et une méthodologie de la Royal Academy of London, ensuite la danse contemporaine, la danse-théâtre et le théâtre ; comment et à quel moment de votre carrière s’est opéré le passage à l’art de la performance ?
Le déclic s’est opéré entre 2006 et 2007, suite à une opération, à cause d’un accident, qui m’a immobilisée plusieurs mois. J’ai très mal vécu le fait de ne plus pouvoir bouger. J’ai finalement utilisé ce temps « imposé » pour me remettre en question, réfléchir sur qui j’étais, où je voulais aller, et ce que je voulais faire. Depuis toute petite je disais à mes parents que je ne voulais pas être danseuse mais chorégraphe. J’ai toujours eu une approche de la danse et du théâtre en tant qu’auteure et non interprète. Interpréter des rôles ne m’intéressait pas vraiment, je voulais mettre en scène des œuvres. De ce point de vue là, le passage à l’art de la performance s’est opéré de façon logique. J’ai donc décidé à ce moment clé de ma vie d’artiste de travailler sur moi même et de me mettre en scène. Cela impliquait de factod’adopter un autre code, un autre langage. Voilà comment je suis arrivée à la performance.
Au centre de votre art il y a le corps et le geste, à travers vos performances vous mettez en scène votre corps, pourquoi le vôtre plutôt qu’un autre ?
Mes performances mettent en scène un certain « vérisme ». N’étant pas dans la représentation d’une histoire fictive, cela ne m’intéresse pas de mettre en scène des acteurs, des danseurs ou toute autre personne qui ne serait pas dans son rôle social. Dans Mamma Mia, par exemple, je fais intervenir ma grand-mère et ma mère, parce qu’il y a une histoire personnelle très forte derrière.
En étant performeuse et en traitant du corps et du geste, cela me paraît une évidence que de prendre mon propre corps comme sujet et objet de travail. Il est mon langage artistique. Mes performances sont le moyen d’explorer ce corps autrement. J’ai le privilège de pouvoir provoquer à travers mes performances des sensations à mon corps, qu’il ne pourrait pas connaître dans le quotidien. Mes performances se déroulent sur une durée parfois très longue, elles demandent une certaine endurance, je répète pendant des heures le même geste et les sensations liées à la répétition et à la durée sont le moyen d’explorer autrement ces sensations et le rapport au corps.
Comment préparez vous vos performances, quel est votre processus créatif ?
A la base de chacune de mes performances, il y a des images construites par mon inconscient, des visions qui m’apparaissent toutes faites. Ensuite, je cherche à donner un sens à ces images, je m’interroge sur leur signification sociale et sur la forme que je peux leur donner. C’est un peu comme une analyse de mes rêves. Puis, je transforme ces visions en œuvre d’art, en cherchant un message que je peux partager avec le spectateur. Je cherche à leur donner un sens universel au delà de l’autoréférence qui ne m’intéresse pas.
La Veglia, chez Marc Lenot, Paris 2013, performance Romina De Novellis, photo Mauro Bordin, © DE NOVELLIS/BORDIN, courtesy Galerie Laure Roynette
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Quelle place l’esthétique occupe-t-elle dans vos performances ?
Les images qui arrivent à mon cerveau, sont comme des dessins finalisés et ils possèdent déjà leur propre esthétique. Lorsque je les transcris en performance j’essaie d’apporter dans la mise en place une certaine esthétique liée à ma sensibilité. L’esthétique de mon travail est liée à l’expérience.
Il y a une esthétique qui fait parfois référence à la sculpture romaine, à la peinture classique et au cinéma italien des années 1950/60. Je pense qu’il y a un rapport à la beauté dans mon œuvre qui est aussi philosophique et qui ouvre la porte à d’autres réflexions.
Romina de Novellis, La Gabbia, photo courtesy Fabrice Balossini |
Comment sélectionnez-vous les objets et les sons qui accompagnent vos performances ; Ont-ils une importance, une symbolique particulière ?
Oui j’apporte une attention toute particulière aux objets et aux sons qui accompagnent mes performances. Je fais en sorte qu’il y ait une concordance entre ce que l’on est en train d’observer et l’accompagnement musical, comme le bruit de l’eau qui accompagne le lavement des pieds dans Mamma Mia, ou le son des cloches des moutons dans La Pecora. Pour La Veglia, j’ai enregistré des sons du quotidien que j’ai mélangé avec ceux pris par des anthropologues dans les années 50. Il s’agit de bruits de repas, de travail, des sons qui accompagnent le quotidien des habitants du sud de l’Italie. Comme cette performance prend place dans des appartements privés et dure de midi au coucher du soleil, il me paraissait intéressant d’accompagner par la « voix » du quotidien cette performance. Même si ces sons sont à la base liés à ma culture napolitaine, ce sont des sons qui existent depuis la nuit des temps et qui, par là même, participent au message universel que je cherche à faire passer dans mes performances. Il y a souvent une symbolique évidente dans les objets que je choisis pour exécuter mes performances, comme les roses blanches que j’utilise dans La Gabbia, qui symbolisent la pureté féminine, ou la laine du mouton dans La Pecora, qui fait référence au mouton symbole du Christ…
J’ai lu et regardé toutes vos interviews précédentes et vous évoquez peu la religion, pourtant les titres de vos œuvres et vos performances en elles-mêmes y font souvent référence, Le Baptême, La Multiplication…quelle place la religion occupe-t-elle dans votre travail ?
J’ai grandi dans une famille très catholique et cette culture, comme la culture romaine ou napolitaine ressort en effet dans mon travail. Mais ces « citations » ne font jamais référence à la religion en tant que foi mais bien en tant que culture. Cette culture religieuse fait partie de ma formation en tant qu’être humain et ces références sont une manière pour moi d’aller jusqu’au bout de mes origines et de mon analyse de la société judéo-chrétienne. Les religions sont ancestrales et à travers elles, on peut toucher des choses plus archaïques liées à tout être humain. C’est ce que je recherche dans mon travail.
Par exemple dans L’APE, je fais référence aux processions religieuses, car pour moi toute procession est un chemin, un voyage, un parcours qui touche la notion de temporalité, d’expérience, d’humanité. J’aime parler de procession pour chacune de mes performances, car même si je ne bouge pas, ce sont les spectateurs qui entrent en procession devant moi. Il y a un phénomène de mouvement et d’échange qui s’opère entre eux et moi. Cette expérience permet ainsi d’interroger, au delà de la symbolique religieuse, ce qu’est archaïquement une procession.
Que ressentez-vous durant vos performances, à quoi pensez-vous ? Comment les vivez-vous ? Comment en sortez-vous ?
Contrairement à ce que certains pourraient croire, je ne vis pas mes performances comme des expériences spirituelles. Mon esprit et mon corps sont totalement présents durant tout le temps que dure la performance. Je regarde le spectateur, nous échangeons des regards, je vis totalement cette expérience en communion avec ce qui m’entoure. Ce sont des expériences qui sont très intenses, physiques et que j’ai appris à gérer techniquement afin d’éviter de devenir « absente » justement. Je pense à tout ce qui peut me permettre de tenir pour supporter l’effort et éviter l’engourdissement de mon corps. J’essaie de sentir mon corps et d’avoir un regard très vivant pour partager chaque moment de l’œuvre avec le spectateur. Physiquement c’est parfois très dur et je le vis très mal, surtout le jour suivant la performance, je me sens totalement vidée, épuisée. Le plus dur étant finalement de sortir de l’état performatif.
Romina de Novellis, La Gabbia |
Quels sont les artistes qui vous inspirent ?
J’aime des artistes très différents, comme Pasolini, Bill Violaou Caravage. Chez Pasolini, bien plus que son œuvre cinématographique, c’est sa pensée philosophique et sociologique qui m’inspire. Je suis également très sensible à la notion de temporalité que développe Bill Violadans son œuvre. Caravageest quant à lui un des premiers peintres à avoir éveillé ma sensibilité artistique. Depuis que je suis toute petite je me sens proche de sa peinture, elle me touche et me rassemble. Tous ces artistes ont un rapport à l’histoire très fort. Les œuvres simplement esthétiques ou qui développent juste un travail personnel ne m’intéressent pas. J’aime quand les artistes développent un regard, une pensée, en relation avec la mémoire de l’art. Je préfère les artistes capables de s’exprimer dans leur contemporanéité en gardant un lien fort avec le passé. Cela traduit pour moi l’envie de toucher une certaine vérité, comme dans le travail de Pina Bausch par exemple. Que l’on soit expert en art ou simple spectateur, enfant ou adulte, riche ou pauvre, du nord ou du sud, l’art de ces artistes peut vous toucher, car il véhicule un message universel.
C’est ce que vous cherchez à faire également ?
Oui, ce qui est important pour moi aujourd’hui c’est d’utiliser l’art comme un langage qui soit clair, lisible et partagé par tout le monde. Dans mes performances, par exemple, il n’y a pas la barrière de la langue puisqu’il n’y a pas la parole. La langue est alors évidente, c’est celle du geste et du corps qui est universelle. Aujourd’hui, nous évoluons dans un monde ou chacun doit de plus en plus se spécialiser dans un domaine. Pour moi cette spécialisation à outrance touche la notion d’enfermement des personnes dans leur savoir. Nous perdons cette notion « d’humanisme » chère à la Renaissance, où un artiste comme Léonard de Vincipouvait tout autant être ingénieur, physicien, philosophe, poète ou peintre. Aujourd’hui porter de l’intérêt à des sujets si diversifiés paraît anormal ! De ce fait, pour moi, il est fondamental que l’art arrive à faire ça.
De façon contradictoire à la spécialisation nous évoluons dans un monde où, via des moyens de communication démultipliés, nous survolons de plus en plus les sujets. Nous zappons en permanence. En opposition, à cette course à la vitesse, mes performances durent longtemps afin d’imposer un « arrêt sur image », une pause propice à la réflexion. Il est important pour moi que l’être humain arrive à exister, se ressentir, se questionner sur lui en tant qu’individu et sur son devenir sans s’accrocher à une religion, une philosophie, une science. Il faut que ces réflexions viennent de lui même. Je crée mes performances aussi pour ça.
Que faites-vous quand vous ne travaillez pas ?
ça ne m’arrive pas (rires)
Vous vivez pour l’art ?
Non, je vis pour moi-même, dans le sens où ce que je fais me passionne. L’art est une forme d’expression très riche qui fait partie de ma façon de vivre. Mon travail, je ne le subis pas, je le vis avec beaucoup d’enthousiasme, donc pour l’instant je n’arrête pas de travailler ! De toutes les manières, je ne sais pas si une vie entière suffira pour explorer toutes les thématiques liées au corps et au geste qui m’intéressent…
Alors Romina, nous vous en prions, continuez à travailler pour notre plus grand plaisir, merci !
A découvrir jusqu’au 11 janvier 2014, du mardi au samedi de 14h à 19h, Galerie Laure Roynette, 20, rue de Thorigny, 75003, Paris.
Plus d’informations sur le site www.laureroynette.com
Site internet de l’artiste
Vidéos
– « Romina De Novellis »
– « Romina De Novellis, galerie Laure Roynette, Paris » by ouvretesyeux on Vimeo
– Performance « Le Baptême » by Yes We Film on Vimeo
– Performance « La Multiplication » by Yes We Film on Vimeo
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