Angelika Markul : Ce qui est perdu se trouve au commencement.
- Posted by Gunia Nowik
- On 22 juin 2016
- Exposition, Pologne, Varsovie
Angelika Markul. Ce qui est perdu se trouve au commencement.
Au commencement, il y a une salle sombre. A travers des fenêtres étroites et voilées, des raies de lumière indécis parviennent à nous, dont l’intensité varie évidemment selon le moment de la journée. Le regard s’accoutume lentement à l’obscurité. Des formes organiques, non identifiées finissent par apparaître, installées sur des constructions métalliques. Excavations of the future cachent 75 sculptures recouvertes de cire de différentes couleurs. Au bout d’un instant, celles-ci percent également l’obscurité.
Souvent, lorsque nous cherchons à approfondir notre connaissance de certains phénomènes, nous atteignons un point d’indiscernabilité. Une perte s’opère, celle du sentiment d’être certain de savoir ce à quoi nous avons affaire. La première salle coïncide justement avec ce point. Lorsque nous pénétrons dans l’obscurité, nous ne sommes plus sûrs de ce que nous voyons, ni de l’endroit où nous nous trouvons, ni de ce à quoi nous allons être mis en présence. Nous sommes immergés dans cet état d’apnée perceptive, de cécité cognitive jusqu’au terme de la visite de l’exposition.
Angelika Markul (née en 1977), qui vit et travaille à Paris, présente pour la première fois au public la majeure partie des œuvres qui compose cette exposition organisée au sein du centre d’art contemporain Zamek Ujazdowski à Varsovie. Il s’agit également de la première exposition de cette importance en Pologne du travail de l’artiste. Ces œuvres sont le fruit de voyages aux quatre coins du monde, les plus éloignés, mais aussi les plus improbables. Elles sont les témoignages d’explorations dans des endroits où peu d’hommes ont posé le pied, tout autant que des tentatives de dépassement des frontières de la certitude. Chacune des cinq installations baignées de pénombre porte sur ce que nous pourrions appeler une manifestation limite, se situant dans un état d’indistinction, de suspension, voire de rupture. Ces manifestations correspondent à un seuil où l’expérience sensorielle et l’entendement humains achoppent. La plongée dans les abysses de cette faille marque dès lors le passage vers les contrées de l’incertitude, que le scientifique, le psychanalyste ou l’anthropologue appelle respectivement hypothèse, fantasme ou mythe et qui pour Angelika Markul constitue un territoire propice au déploiement de l’imagination créatrice.
L’Atlantide japonaise
L’installation Yonaguni Area (2016) est inspirée par un site qui a été trouvé dans les fonds marins près de l’une des îles de l’archipel japonais Ryūkyū. Découverte en 1985, cette structure a fait l’objet d’une étude précise du professeur de géologie Masaaki Kimura, qui a formulé la thèse selon laquelle cette structure aurait vu le jour il y a près de 5 000 ans. Il s’agirait, selon lui, des vestiges d’une ville, dont l’origine serait donc artificielle. La forme de la structure principale rappelle la forme des pyramides à degrés et autres ziggourats. Les conclusions du géologue ont attiré beaucoup d’attention, mais aussi provoqué une certaine controverse, tant elles font écho aux mythes des cités et continents engloutis tels que l’Atlantide, la Lémurie, ou Mu. Parmi ses contradicteurs, on trouve un autre géologue, le professeur Robert Schoch qui affirme que le monument n’a certainement pas été créé de la main de l’homme, mais qu’il est le produit des forces naturelles. Cette controverse n’a jusqu’à ce jour pas trouvé son dénouement. Nous nous trouvons là face à ce point limite, qui intéresse tant Angelika Markul, où la science bute sur un objet qu’elle n’est pas en mesure de qualifier de manière univoque. Un objet qui frappe l’imagination et incite à élaborer des théories plus ou moins fantastiques, qui engendre donc l’activité des créateurs de mythes. L’artiste plonge elle-même dans l’aire Iseki Hanto (le Point des ruines) et crée son propre récit fabuleux. La présentation de sa théorie se confond avec son installation, dont une partie est un film vidéo et la seconde, une interprétation sculpturale de l’architecture sous-marine. Au cours du film, des faits surprenant surgissent: une lumière à la source inconnue nous aveugle, de gigantesques blocs de pierre se détachent soudainement des parois et en contradiction avec les lois de la nature prennent le chemin de la surface de la mer. En caméra subjective, l’artiste semble étudier scrupuleusement la structure du monument, sans pour autant que l’on puisse dire de manière définitive de quelle côté de la controverse elle se situe. Elle paraît d’abord souligner les formes et les surfaces sculpturales méticuleusement ciselées en les filmant comme les traces sous-marines d’une civilisation ancestrale. La dernière image du film toutefois nous renvoie à une vue monumentale du globe terrestre saisie par la station spatiale de la NASA, suggérant que la nature elle-même est peut-être la signataire de cette merveille aquatique.
« Un lieu presque non terrestre »
Alors que Yonaguni Area nous plonge dans les profondeurs océaniques, l’œuvre 400 milliards de planètes est un appel de ce qui se trouve le plus éloigné. L’artiste donne ici à voir une machine énigmatique dont elle fait une lecture personnelle. Le film a été réalisé à l’Observatoire astronomique du Cerro Paranal dans le désert d’Atacama au Chili ; la machine en question est le télescope. Le lieu même du tournage dispose des caractéristiques d’une manifestation limite tant les conditions climatiques qui y règnent sont extrêmes et donnent lieu à un ciel bleu, sans nuage, toute l’année durant. L’installation de Markul nous montre la machine qui récolte et enregistre les données, nécessitant des analyses, auxquelles le spectateur n’a cependant pas accès. Il n’est pas indifférent de noter la multiplication des effets de reflets sur les panneaux métalliques placés de part et d’autre de l’écran, et ceux de réverbérations des sons qui remplissent l’espace jouant le rôle d’une « musique » générée par l’appareillage même. Tous ces éléments accentuent la dimension purement technique de l’ensemble, l’impression d’être en présence d’une merveille technologique, d’un organisme monumental en travail perpétuel.
La ligne du contact apparent
Dans la salle suivante, avec l’œuvre L’Horizon, l’artiste s’intéresse à une notion qui est le produit de l’imagination étayée par une illusion optique, à savoir la ligne apparente du contact entre la voûte céleste et la surface de la Terre. Ce phénomène se matérialise ici sous la forme d’un néon jaune, qui marque le point de départ de sa réflexion sur l’horizon. Face à lui, qui n’a jamais ressenti le désir de franchir la ligne qu’il dessine, semble s’interroger Markul. Dans cette perspective, l’artiste a placé à proximité de la ligne un triptyque prenant la forme d’un paysage de cire. Ici aussi, comme dans la première salle, nous sommes confrontés à un phénomène qui au fur et à mesure de l’accoutumance du regard à la faible luminosité permet la découverte de la complexité de la structure et des couleurs de l’image. Markul souligne le caractère organique et variable du matériau utilisé, qui est destiné à s’altérer et créer de nouvelles factures. « Il est mou, élastique – dit l’artiste. Cela me plaît qu’il soit si chaud – lorsque l’on touche mes sculptures ou mes tableaux, ils sont chauds, vivants. Ce tableau va s’altérer, des trous peuvent apparaître à sa surface, et en-dessous quelque chose est caché, pour les archéologues du futur. Ce qui m’intéresse – c’est justement ce processus d’anéantissement, de transformation d’une chose en une autre. »
Voyage au centre de la Terre
Dans la dernière salle, l’artiste nous emmène littéralement à 300 mètres au-dessous de la surface du sol, dans un lieu découvert dans une mine d’argent et de plomb à Naïca au Mexique. Lors d’un travail de routine en 1999, deux mineurs ont percé un trou dans la roche débouchant fortuitement sur un espace stupéfiant, extra-terrestre pour ainsi dire. Dans le film d’ Angelika Markul, nous voyons l’intérieur de cette grotte remplie de cristaux de sélénites géants, où les personnages, ou plutôt les figures de staffage, sont les scientifiques qui prennent les mesures d’un espace soumis à des conditions extraordinaires d’humidité (supérieure à 90%) et de température (entre 40 et 50° C). La grotte est le seul endroit parmi ceux présentés dans cette exposition où l’artiste n’a pu se rendre personnellement, son accès étant strictement réglementé pour des raisons d’intérêt scientifique et de sécurité. Angelika Markul s’est donc procuré une centaine d’heures d’enregistrement filmique réalisé dans le cadre du Naïca Project, dont elle a extrait une dizaine de minutes qu’elle a soumis à sa propre interprétation. En faisant passer le matériau filmique réalisé initialement en couleur et à des fins scientifiques vers le noir et blanc, c’est également un saut temporel, à rebours en quelque sorte, auquel s’est livrée l’artiste. C’est notamment aux gravures d’Edouard Riou qui a illustré en 1867 le texte de Jules Verne Voyage au centre de la Terre que l’on pense et à cette préscience dont a fait preuve le graveur en imaginant une grotte semblable à celle de la mine de Naïca plus de cent ans avant qu’elle ne soit découverte. La musique de Simon Ripoll-Hurier qui accompagne le film (ainsi que celui de Yonaguni Area) avive l’impression d’irréalité de ce voyage au centre de l’imaginaire.
A la surprise des visiteurs, derrière l’écran, un fragment de cristal offert à l’artiste par les scientifiques de la grotte de Naïca est placé dans un cadre spécialement préparé. Sous l’effet du temps et de nos conditions atmosphériques cette fois-ci, le cristal est condamné à une inexorable détérioration. Les cristaux géants de Naïca ont mis près de 500 000 ans pour se former, confronté à notre environnement combien d’années faudra-t-il à ce fragment pour disparaître complètement ? Davantage qu’une vanité, Angelika Markul semble nous inviter à être les témoins conscients de ce processus.
ANGELIKA MARKUL
What is lost is at the beginning
25.03 – 31.07.2016
Centrum Sztuki Współczesnej Zamek Ujazdowski, Varsovie
Commissaire de l’exposition: Jarosław Lubiak
Site Internet d’Angelika Markul
A revoir sur le site notre visite dans l’atelier d’Angelika Markul
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